Le bas-relief d’Alfred Janniot

Rythmée par des allégories, au milieu d’une faune abondante et d’une flore luxuriante, cette “tapisserie de pierre” de 1130 mètres carrés exalte les richesses coloniales. Réalisée en moins de deux ans par Alfred Auguste Janniot, sculpteur spécialisé dans les décors monumentaux. Elle se voulait une illustration des apports économiques des colonies à la métropole.

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Façade du Palais de la Porte Dorée
Façade du Palais de la Porte Dorée
© Pascal Lemaitre
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Le bas-relief © Palais de la Porte Dorée, 2021

Une prouesse technique

Entre 1929 et 1931, pour le Palais des colonies, Alfred Janniot - secondé de ses collaborateurs Gabriel Forestier et Charles Barberis ainsi que de 30 praticiens - a réalisé une véritable prouesse technique en à peine deux ans, en sculptant ce bas-relief d’une surface de 1 130 m², d’une hauteur de 13 mètres et d’une longueur de 90 mètres. Qualifié de plus grand bas-relief du monde, il couvre la totalité de la façade du Palais de la Porte Dorée.

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Praticiens en train de reporter un dessin sur le modelage en terre
Praticiens en train de reporter un dessin sur le modelage en terre
© Revue L’Illustration n°4532, 11 janvier 1930

Pour créer cette œuvre monumentale, Alfred Janniot a fait appel aux techniques classiques de la sculpture. À partir de dessins d’esquisse, il a d’abord modelé, avec ses collaborateurs, des fragments du bas-relief en demi-format avec de la terre glaise dans son atelier à partir de modèles vivants. Les reliefs en terre ont ensuite été moulés en plâtre. Enfin, ces moulages en plâtre ont permis la taille en direct sur la façade du Palais des blocs de pierre de Poitou de 10 cm d’épaisseur.

Le bas-relief adopte les codes de la culture classique de son auteur : il n’y a pas de perspective, toutes les silhouettes, placées sur un plan vertical, sont à la même échelle, l’architecte du Palais Albert Laprade évoquant ainsi une « tapisserie de pierre ». On remarquera que, comme dans les anciennes tapisseries, les pieds des personnages ne sont pas visibles, sauf ceux du bas, pour éviter de donner l’impression qu’ils flottent. La totalité de la composition est sculptée pour ne laisser aucun espace vide. Les personnages sculptés sont tous plus grands que nature pour être aisément vus depuis le parvis au pied du Palais.

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Les sculpteurs Alfred Janniot et Gabriel Forestier devant un modelage en terre
Les sculpteurs Alfred Janniot et Gabriel Forestier devant un modelage en terre
Thérèse Bonney 1931 BHVP

Une inspiration classique et allégorique

Telle le Christ en majesté sculpté jadis au centre du tympan des cathédrales romanes et gothiques, la figure centrale de la composition symbolise l’Abondance, dans une posture hiératique, qui en fait une divinité. Elle est adossée à un bœuf puissant, symbole de force et de richesse, et encadrée de deux arbres chargés de symboles : à gauche, un olivier qui figure la paix et, à droite, un chêne qui représente la liberté, chacun des deux mots étant écrit dans un phylactère.

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La figure centrale de l'abondance du bas-relief
La figure centrale de l'abondance du bas-relief
© Palais de la Porte Dorée

La figure de l’Abondance surplombe des divinités antiques : Apollon avec ses chevaux et les deux allégories mythologiques représentant la fécondité et l’abondance, la déesse des moissons Cérès, ornée d’épis de blé, et la déesse Pomone, ornée de fruits.

Autour de la grande porte d’entrée, sont représentées des allégories des grands ports français où arrivaient les marchandises des colonies, identifiés par leurs blasons : Marseille, avec ses monuments emblématiques et la Méditerranée ; Bordeaux avec ses caravelles et la Garonne ; Le Havre, avec ses paquebots et ses grues. Enfin, Paris est symbolisé par son « port aérien », c’est-à-dire l’aéroport du Bourget, représenté par un avion.

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Détail du bas-relief : le port de Bordeaux
Détail du bas-relief : le port de Bordeaux
© Palais de la Porte Dorée
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Détail du bas-relief : le port de Marseille
Détail du bas-relief : le port de Marseille
© Palais de la Porte Dorée

Le traitement du nu, motif central de la sculpture occidentale, depuis le beau idéal de l’Antiquité classique jusqu’au Christ médiéval supplicié sur sa Croix, est révélateur de l’influence de la culture classique de Janniot : les corps sont drapés à l’antique, notamment la douzaine de figures européennes, masculines et féminines, à demi-nues dans la partie centrale, laissant voir des musculatures « académiques ».

Des représentations réalistes d’une précision ethnographique

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Scène de chasse à l'hippopotame du bas-relief
Scène de chasse à l'hippopotame du bas-relief
Pascal Lemaître © Palais de la Porte Dorée

En parallèle à ces références classiques, la représentation des quelques 157 figures humaines du bas-relief se fait cependant dans un style réaliste.
Les corps sont magnifiés et sculptés dans leur matérialité : les veines affleurent sous la peau des avant-bras, les muscles saillent sous la peau du dos, et les traits des visages sont identifiables, comme ceux, scarifiés, des chasseurs d'hippopotame.

La pierre claire et monochrome du bas-relief ne permettant pas de représenter les différentes nuances de carnations des personnages, leur identification passe par la précision des traits et des ornements, de leurs coiffures à leurs vêtements. Le nu est utilisé au service d’un réalisme ethnographique, inspiré des autochromes de la collection d’Albert Kahn « les Archives de la Planète », réalisés entre 1909 et 1931. Alors que, sur le bas-relief, les femmes d’Asie et d’Afrique du Nord sont toutes vêtues, les têtes de ces dernières étant également couvertes, et que les hommes d’Asie sont torse nu uniquement dans un contexte aquatique (pêche ou rizière), les hommes et les femmes d’Afrique noire sont représentés poitrine nue, vêtus d’un simple pagne.

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Janniot dans son atelier en train de modeler d'après modèle vivant
Janniot dans son atelier en train de modeler d'après un modèle vivant
© L'Illustration

Janniot a sculpté à partir de modèles vivants, comme le montrent les nombreuses photos prises dans son atelier. À partir de 1929, il s’est beaucoup documenté, rassemblant des photographies et des statistiques sur les richesses des colonies, allant faire des croquis de plantes et d’animaux au Muséum national d’histoire naturelle et à la ménagerie du Jardin des plantes.

Il a voulu représenter, de façon fidèle et naturaliste, voire documentaire, flore et faune exotiques, à l’instar des nombreux bronzes animaliers Art déco alors en vogue depuis les années 1920. Son bas-relief est un véritable bestiaire qui représente avec une précision quasi-scientifique plus de 215 animaux de toutes espèces : insectes, poissons, mollusques, oiseaux, reptiles, mammifères sauvages et domestiques…

De même, costumes, coiffures, gestes techniques des artisans et des cultivateurs sont représentés avec une précision ethnographique. Même si Janniot n’a jamais voyagé dans les colonies, il ne s'agit pas d'une représentation imaginaire, source de stéréotypes désincarnés et caricaturaux - comme on a pu le reprocher aux peintres orientalistes du XIXe siècle -, mais au contraire d'une représentation réaliste d'individualités, ce qui est novateur pour l'époque.

Une imagerie exotique

Les colonies sont réparties de part et d'autre du bas-relief selon une logique géographique et symétrique. À l'Ouest - sur la partie gauche -, l’Afrique, l’Océan Indien et les Antilles. À l’Est, l’Asie et les îles du Pacifique. Elles sont représentées à travers leur nom géographique, leurs populations indigènes et leurs richesses agricoles et minières exportées vers la métropole.

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Le bas-relief du Palais côté Afrique
Le bas-relief du Palais côté Afrique
© Cyril Sancereau
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Le bas-relief du Palais côté Asie
Le bas-relief du Palais côté Asie
© Cyril Sancereau

Il ne s’agit pas d’une simple vision utilitaire des colonies : la chasse à l’hippopotame, les piroguiers africains, les tisserands maghrébins, les arts vernaculaires représentés par les statuettes asiatiques, les récoltes vivrières illustrent des savoir-faire locaux et traditionnels, très éloignés de l’exploitation des colons (cultures intensives, mécanisation de la production et des transports…). Les animaux sauvages abondamment présents sur le bas-relief (éléphants, lion, antilopes, tigre combattant un python, singes…) ne font pas l’objet d’une exploitation coloniale.

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Représentation d'antilopes sur le bas-relief
Représentation d'antilopes sur le bas-relief
© Pascal Lemaître

La figure du colon est absente de cette représentation idéale. Cette imagerie exotique, source d’une vision fascinée pour un monde apaisé et vue comme un pays de cocagne, est sans violence : le travail forcé et les exactions ne sont pas évoqués. Il s'agit d'une illustration du thème des terres d’abondance, où les hommes vivent en harmonie avec une nature luxuriante et généreuse, dans la droite ligne des peintures du Douanier Rousseau, mort en 1910.

Mais cet âge d’or fantasmé n’est pas que le fruit d’un rapport « édénique » avec la nature, puisque le sculpteur a représenté, comme une frise couronnant sa composition, de nombreuses villes chefs-d’œuvre architecturaux témoins de civilisations prestigieuses : temples d’Angkor à droite, villes arabes avec leurs minarets et leurs enceintes fortifiées à gauche.

Dans cette œuvre de commande institutionnelle, mise au service de la glorification du projet impérialiste français, Janniot a ainsi voulu mêler nature et culture pour amplifier la fascination du public occidental pour cet ailleurs exotique et idyllique.

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Détail du bas-relief, Cambodge
© Pascal Lemaître, Palais de la Porte Dorée
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Détail du bas-relief : récolte du café, Sénégal
Détail du bas-relief : récolte du café, Sénégal
© Pascal Lemaître, Palais de la Porte Dorée