La commande architecturale du Palais de la Porte Dorée
Conception d’un bâtiment de propagande
Le 17 mars 1920, une loi décide de l'organisation d'une exposition interalliée à Paris en 1925 avec la création d'un musée permanent des colonies. Gabriel Angoulvant, gouverneur général des colonies, est nommé commissaire général de l’exposition, dont l’objectif principal est de légitimer la colonisation aux yeux des Français, sceptiques de l’action coloniale qu’ils connaissaient mal et qu’ils jugeaient couteuse et inutile.
Aucune précision n'est fournie sur la nature exacte et le contenu du musée, qui devait avoir une fonction immédiatement pédagogique et se lire comme une des pages du « grand livre des Colonies » et symboliser le vaste empire colonial, selon les mots de Marcel Olivier, auteur du rapport général de l’exposition internationale coloniale.
En 1926, Léon Jaussely est désigné architecte en chef de l’Exposition et chargé de la construction du Musée. Il avait fallu sept ans pour consacrer le principe d’une exposition coloniale à Paris ; il allait falloir onze ans de plus pour que l’Exposition coloniale internationale voit le jour.
Un des premiers problèmes qui se posa pour la réalisation de l'exposition, fut celui de son emplacement. Après avoir évolué du Bois de Boulogne au champ de Mars et à Vincennes, le choix se porte définitivement sur le bois de Vincennes en 1926. Par cette décision, les organisateurs ont voulu créer à l'Est de Paris l'amorce visible d'un nouvel urbanisme grâce à l’achèvement de la ligne n°8 du métro.
Les premiers projets
Léon Jaussely présente un premier projet en décembre 1926 situé en bordure du lac Daumesnil, à l'emplacement où sera élevé le pavillon de Madagascar. Ce projet tenait compte de ce que le palais serait utilisé durant l'Exposition par les commissariats de l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc dont les gouvernements participeraient aux dépenses de construction. Il avait donc été étudié dans un style mixte « Afrique du Nord », et comportait un grand minaret central façon Koutoubia (minaret de la mosquée de Marrakech datant du XIIe siècle) et coupoles blanches.
Pour éviter de créer par cette construction à l'entrée du bois un écran qui aurait masqué la perspective des frondaisons et du lac Daumesnil, le comité technique de l’Exposition coloniale internationale (ECI) valide le changement d’emplacement du futur musée, déplacé du lac Daumesnil à la Porte Dorée, dans le prolongement de l’entrée monumentale de l’Exposition, sur l’avenue Daumesnil.
Le 10 mars 1927, le Comité technique estime que Jaussely n’est pas capable de diriger la construction du musée, qu’il considère comme « un commis voyageur d’urbanisme, et un grand artiste n’ayant jamais rien réalisé » (Lettre du 25 février 1927 d’Albert Laprade à Henri Prost), et se réunit pour désigner l’adjoint de Jaussely. Il y a deux candidats : Robert Fournez et Albert Laprade. Jaussely est opposé à Fournez et c’est donc Laprade qui est désigné comme son adjoint, en fait son associé. De surcroît, le poste d’architecte en chef de l’Exposition est retiré à Jaussely et confié à Albert Tournaire.
À partir d’un programme succinct du 12 avril 1927 rédigé par le général Angoulvant, Jaussely travaille à un nouveau projet qui est présenté en présence de Laprade au comité technique du 27 mai 1927 dans un esprit nettement archéologique en style « Khmer-indochinois » tant pour les extérieurs que pour les intérieurs.
Le projet est mal accueilli par les membres du comité qui considèrent qu’il n’y avait aucune raison d’adopter un style « indochinois », plutôt qu’un style « Afrique du nord » ou « soudanais » et encore moins de les mélanger.
Albert Laprade présente une série de croquis perspectifs de la façade principale. Les membres du comité retiennent celui qui comportait l’idée d’une grande tapisserie de pierre aux tonalités chaudes rehaussée de couleur et d’or, tapisserie abritée par une sorte de dais léger, « évoquant les pays du soleil dans une note neutre et moderne celle qui présentait une façade avec des piliers carrés et une longue tapisserie de pierre » (Lettre de Laprade à Lyautey, 1927).
Le style architectural
Laprade offre une réponse à la question du style architectural à adopter pour le musée des colonies. Fallait-il construire le palais dans le « goût moderne » (architecture monochrome qui affirmait la structure constructive et présentait des décors à base de motifs stylisés), ou opter pour le néoclassicisme (architecture qui utilisait des éléments gréco-romains très prisée pour les bâtiments publics au XIXe et au début du XXe), ou pour l’art décoratif (style qui tire son nom de l’exposition internationale des arts décoratifs de 1925, et dont l’architecture se caractérise par un dessin très géométrique laissant une large place aux décors et à la matière), ou encore le style exotique ou néocolonial (architecture qui regroupe les différents styles architecturaux développés dans les colonies) ?
Pour Laprade, son projet doit être moderne et simple, avec un peu d’esprit nouveau, ni cubiste, ni pompier. La modernité se traduit par la hauteur et la sveltesse nerveuse de la colonnade. La simplicité par la forme rectangulaire, sans pans coupés et sans acrotères ou frontons. Et pour que le projet puisse donner vie à des formes simples, Laprade joue sur la matière et les couleurs des pierres de placage employées.
Laprade insiste sur les rapports de tons, sur l'équilibre des valeurs engendré par la juxtaposition de matériaux de tonalités différentes. À côté d'une pierre de teinte chaude, il en choisissait une autre plutôt froide ; ainsi élaborait-il un système de valeurs qui, choisies pour leur contraste, se répondaient pour ne former qu'un tout.
Un nouveau projet est « hâtivement » dessiné par Laprade pour être examiné le 27 juillet par le comité d’esthétique de la Ville de Paris. À la veille de cette réunion, l'architecte craint que son projet ne soit accepté.
Certains conseillers municipaux se montrent très hostiles au projet. Le comité impose de baisser la hauteur du bâtiment, d’élargir le portique à 3 mètres et de privilégier des colonnes rondes ou octogonales d’un maximum de 13 mètres de hauteur couronnées par un entablement plus important.
Par ailleurs, en juillet 1927, le maréchal Lyautey, résident général du protectorat français au Maroc depuis 1912, est nommé haut-commissaire de la future Exposition coloniale. Lyautey était rentré du Maroc en octobre 1925, en totale disgrâce après que le maréchal Pétain lui eut retiré les pouvoirs militaires. La volonté de promouvoir le développement culturel proprement marocain et l’autonomie administrative locale l’avait rendu insupportable au gouvernement français réfractaire à toute décentralisation et partisan de l’assimilation rapide et forcée des pays colonisés.
Dès sa prise de fonction, le maréchal Lyautey reporte l’Exposition coloniale à la date de 1931 et s’oppose au projet de musée des colonies à Vincennes. Il ne veut entendre parler ni d’un musée « un cimetière », ni de Vincennes pour une implantation permanente. Son seul objectif est la création d’un « Palais des colonies », sorte de « centre d’information » implanté au cœur de Paris.
Le 5 août 1927, Laprade présente un nouveau projet au comité esthétique avec des colonnes octogonales et un attique. Le projet fait 20,40 mètres de hauteur dont un soubassement de 4 mètres de hauteur ; le portique à 3 mètres de profondeur ; les colonnes, diminuées sont toujours octogonales et couronnées d’un acrotère. Il défend la « sveltesse » des colonnes. Pour lui, les points d'appui ne sont pas la tradition néo-grecque mais l’expression d’une esthétique nouvelle.
Laprade rappelle qu’elles sont déjà deux fois trop grosses pour ce qu’elles portent.
C’est toutefois le projet d’un collage purement classique comme le souhaite Tournaire qui fera l’objet de la première adjudication des travaux du musée permanent.
L’état des finances publiques consécutif à la guerre oblige à réaliser des économies sur le projet. Le 7 octobre 1927, les architectes présentent les propositions suivantes : des matériaux plus économiques pour les façades, utilisation des moellons provenant de la démolition des fortifications, réduction des dimensions de l’édifice. Pour Laprade, réduire les dimensions du projet, c’est aussi l’opportunité de représenter son projet initial, notamment pour la forme des colonnes et la suppression de l’acrotère.
Dans un courrier en date du 9 novembre 1927, adressé à Blanchet, président du comité technique, Laprade défend une ultime fois son projet, qualifié alors de trop simple et trop moderne. À l’argument de la simplicité, il répond par la beauté des matières et la grande tapisserie de pierre mal rendue par les dessins. Aux différentes interrogations sur le style, exprimées par la forme des colonnes et la largeur du péristyle, il propose des colonnes élancées, carrées sans acrotère pour affirmer le caractère moderne de son projet et par « esprit de conciliation ».
La façade initiale du musée est enfin validée par le comité technique et approuvée par la Commission supérieure de l’Exposition. Mais Laprade doit maintenant convaincre le maréchal Lyautey, avec qui il n’a plus aucun contact depuis 1922 et qui considère par ailleurs que l’architecte idéal est Le Corbusier. Le 12 janvier 1928, Laprade présente un plaidoyer en faveur de son projet qu’il décrit comme simple, noble et « anti-carton-pâte », en complète réaction contre le style « Exposition ». Il évoque très succinctement, le bas-relief, son idée maîtresse, comme seul capable d’évoquer toute la vie coloniale.
Le 19 janvier, il rencontre enfin le maréchal Lyautey qui lui impose les directives suivantes :
Le maréchal n’est pas convaincu par Laprade. Mais pressé par le gouvernement qui considère que le musée est trop engagé pour qu’il soit envisageable de revenir dessus, il accepte à contre-cœur la construction du musée permanent à Vincennes. Le 20 janvier 1928, la commission permanente de l’exposition, présidée par le maréchal Lyautey, valide le principe du palais à Vincennes à l’exception de la décoration.
Le 31 juillet 1928, le marché de gré à gré avec l’entreprise du gros œuvre Lajoinie est signé, les travaux vont pouvoir commencer. Il reste à faire admettre au maréchal, fervent admirateur du nudisme avant-gardiste, la tapisserie de pierre, alors même que Laprade a déjà pris des contacts avec le sculpteur Alfred Janniot, qu’il pensait être le seul à pouvoir porter un projet de cette envergure.
Le 5 septembre 1928, Laprade explique à Janniot la situation :
Le débat s’installe et certains membres des différentes commissions soutiennent qu'il y a danger à confier le travail à un seul, mais plutôt se saisir de cette occasion exceptionnelle pour permettre à tous les maîtres de la sculpture française de s'associer dans une œuvre d'ensemble. Le 4 décembre 1928, le maréchal tranche en faveur de Laprade en décidant que seul l’architecte maître de l’œuvre devra présenter un nom. Le maréchal Lyautey qui n’est ni à l’origine du projet ni du choix de Laprade aura eu le mérite de donner à l’architecte les moyens de réaliser son œuvre d’art totale. Il lui permet ainsi de choisir en toute liberté les sculpteurs, peintres, ferronniers, créateurs de meubles et décorateurs, lui démontrant ainsi toute sa confiance et à quel point il reconnaissait son talent. Ses seules exigences ont porté sur le respect des délais et de l’enveloppe budgétaire.
Laprade démontre à travers ce projet sa parfaite maîtrise des formes et de la composition que l’œuvre de Janniot révèle avec talent tout en répondant à la commande des organisateurs de l’Exposition. La façade informe le visiteur de la destination du monument et elle l’incite à entrer grâce à la parfaite intégration du bas-relief à la structure de l’édifice.
Le 5 novembre 1928, la première pierre du musée des colonies est posée ; les travaux s’achèvent le 6 mai 1931, avec l’inauguration de l’Exposition internationale coloniale.