L’Empire colonial français en 1931

L’Empire colonial français était à son apogée pendant l’entre-deux-guerres. La participation très valeureuse des soldats coloniaux au sein des armées françaises pendant la Première Guerre mondiale, et le recrutement de milliers d’ouvriers coloniaux, avaient conforté l’idée que les colonies étaient utiles, et mêmes nécessaires, si la France voulait conserver son rang de grande puissance politique et militaire et faire face à un nouveau conflit. Le tirailleur africain, qui ornait les boîtes de cacao Banania, était une figure populaire, reflet de l’image du « bon soldat noir » se battant pour la France.

Un Empire à son apogée

D’un point de vue territorial, l’Empire français s’agrandit en 1919, en absorbant une partie des colonies allemandes en vertu du Traité de Versailles. C’est ainsi que, au titre des « mandats » de la Société des nations — en pratique il s’agissait bien de colonies — une partie du Togo et du Cameroun tomba dans l’escarcelle française. Les Belges récupérèrent le Rwanda et le Burundi, voisins de leur immense colonie du Congo, tandis que les Britanniques s’adjugèrent le Tanganyika, l’autre partie du Togo et du Cameroun, le Sud-Ouest africain (géré par le Dominion de l’Afrique du Sud), et la Nouvelle-Guinée.
Tout comme l’empire français, les empires britannique et belge étaient à leur apogée, tandis que les Néerlandais conservaient leurs possessions (pour l’essentiel les Indes orientales néerlandaises, future Indonésie), et que l’Italie de Mussolini tentait d’agrandir son empire en attaquant l’Éthiopie en 1935. En 1931, l’Empire français s’étendait sur douze millions de km2, et regroupait soixante millions d’habitants.

En outre, d’un point de vue économique, les produits coloniaux contribuaient à des secteurs importants des mondes marchands et industriels français. L’Empire était pensé comme un moyen d’atténuer les effets de la Grande Dépression, un bouclier contre le chômage et la misère. En 1931, la France plongea dans le marasme économique, et il convenait plus que jamais de démontrer, en particulier au monde ouvrier bien représenté dans les quartiers populaires de l’est de Paris, que les colonies rapportaient au pays bien plus qu’elles ne lui coûtaient. De fait, cela était factuellement exact. Les colonies françaises représentaient le premier partenaire commercial de la France : elles absorbaient en 1930 50 % des exportations de tissus de coton, 60 % du ciment, un tiers des machines, des outils et des automobiles, et lui exportaient 80 % de son riz, 56 % de son cacao, 65 % de son huile d’olive. Comme le résuma l’historien Jacques Marseille, « l’empire était une bonne affaire ».

La mission civilisatrice

À l’appui de cela, les discours de justification de la colonisation battaient leur plein : grâce à elle, des progrès décisifs étaient réputés avoir lieu dans des régions reculées. La médecine, l’éducation, la construction de routes et de voies ferrées comme la ligne Congo-Océan, tout était célébré comme illustrant magnifiquement la mission civilisatrice de l’Empire français. De même la modernisation de villes comme Dakar ou Conakry, avec leurs nouveaux quartiers à l’européenne et leurs installations portuaires récentes, illustraient les bienfaits de l’empire. La réalité était plus sombre : la construction des 511 kilomètres du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) coûta la vie à des dizaines de milliers d’ouvriers (y compris des travailleurs chinois), recrutés de force, travaillant dans des conditions effrayantes, dénoncées par André Gide dans son livre Voyage au Congo (1927).

Si l’empire semblait triompher au début des années 1930, cela n’allait cependant pas sans dissonances. C’est que les voix des colonisés se faisaient entendre de plus en plus nettement, et ces derniers tenaient un discours bien différent de celui, auto-satisfait, des autorités publiques. La révolution bolchevique de 1917 avait suscité des espoirs révolutionnaires un peu partout dans le monde, y compris dans les colonies. De fait, dans les années 1920, il existait, dans les métropoles impériales comme Paris ou Londres, un grand nombre d’associations et de mouvements politiques, dans l’orbite du communisme, dénonçant le principe de la colonisation, et pas seulement ses excès. Lénine parlait des « biens volés qu’il faudra rendre » à propos des conquêtes impériales, y compris celles de la Russie tsariste. L’activisme politique et syndical des colonisés était visible, et suscitait l’inquiétude des ministères concernés, au point d’interdire la circulation des journaux et pamphlets séditieux dans les colonies.

Les mouvements anticoloniaux

C’est du côté de l’Inde que le mouvement anticolonial était le mieux organisé et le plus avancé. Sous la direction de Gandhi, le Parti du Congrès proclama symboliquement l’indépendance de l’Inde à Lahore en 1929, avant que le Mahatma ne lançât sa fameuse « marche du sel » en 1930, qui obligea le gouvernement britannique à négocier avec lui. Du côté français, la guerre du Rif en 1925 fut un coup de semonce brutal qui démontra la force d’un nationalisme rifain que le corps expéditionnaire français commandé par Pétain réprima impitoyablement. Des troubles sporadiques survinrent dans toute l’Afrique du Nord à cette époque. La révolte de février 1930 en Indochine, partie d’une mutinerie de soldats qui s’étendit rapidement, démontra la puissance du nationalisme vietnamien et jeta un éclairage cru sur l’injustice profonde du système colonial, favorisant les grandes sociétés industrielles et commerciales de la métropole associées aux élites terriennes locales.

De telle sorte qu’au moment de l’ouverture de l’Exposition coloniale internationale, au printemps 1931, le ciel de l’empire n’était pas aussi serein que les autorités politiques voulaient le faire croire. Dans l’ombre de l’exposition, les colères, les rancœurs, les déceptions s’accumulaient, ce que les plus lucides des observateurs et des administrateurs sentaient de plus en plus nettement.

Pap Ndiaye, 2022