L’Exposition coloniale de 1931
Inaugurée le 6 mai 1931, l’Exposition coloniale se proposait de promouvoir l’empire français, surnommé « la plus grande France », et, par extension, l’ensemble des empires coloniaux européens.
L’exposition du bois de Vincennes s’inscrivait dans la tradition des expositions universelles et des expositions coloniales, vouées à exalter la puissance technologique et civilisatrice des pays européens et nord-américains. Consacrée exclusivement aux colonies, elle fut présentée du mois de mai au mois de novembre 1931, et accueillit près de 8 millions de visiteurs pour 33 millions de billets vendus.
Le projet était ancien, puisque dès 1910 un député avait déposé un projet en ce sens, repris après-guerre, alors que Marseille développait aussi son propre projet, qui se matérialisa par l’Exposition coloniale de 1922 dans la cité phocéenne. Le projet parisien fut relancé en 1927 avec le prestigieux maréchal Lyautey comme commissaire général.
Que pouvait-on voir ?
Prenant la forme d’un immense spectacle populaire, véritable ville dans la ville, l’exposition, longue de six kilomètres, large de trois et demi, avec ses deux cents bâtiments représentants les différentes colonies et territoires français et étrangers, s’étendait sur 110 hectares. La ligne 8 du métro fut prolongée pour l’occasion, avec la création de la station « Porte Dorée ». Le Palais des Colonies, seul bâtiment conçu pour perdurer à l’événement, constituait le lieu central de l’exposition, présentant d’une part l’histoire de l’empire français dans une section « rétrospective », et d’autre part, dans une section de « synthèse », ses territoires, les apports des colonies à la France, ainsi que ceux de la France aux colonies.
Un petit train de ceinture permettait de faire rapidement le tour de l’exposition : à commencer par la section étrangère avec les pavillons portugais, les huttes congolaises de la Belgique, le temple javanais des Hollandais, la basilique tripolitaine de l’Italie, la plantation de Mount Vernon des États-Unis. Il manquait à l’appel le Royaume-Uni, qui, malgré l’insistance de Lyautey, déclina l’invitation (en acceptant seulement un stand dans la Cité des informations). Le gouvernement britannique argua d’autres engagements financiers, et de négociations en cours pour définir le statut du Commonwealth.
Le train poursuivait vers l’empire français, présenté en majesté. La grande avenue était bordée par les pavillons des « vieilles colonies » (Antilles, Guyane, Réunion, Indes françaises, Océanie), puis on débouchait sur le clou de l’exposition, à savoir le temple d’Angkor, dont la flèche de la tour centrale pointait à 55 mètres de hauteur. Le pavillon de l’Afrique occidentale française (AOF), inspiré d’un palais fortifié du Soudan français (ou de la mosquée de Djenné) était un autre point de repère spectaculaire. Par contraste, le pavillon de l’Afrique équatoriale française (AEF) était bien plus modeste, comme s’il ne fallait pas trop insister sur certaines de ses tragédies, à commencer par l’effroyable construction de la ligne Congo-Océan à la même époque. Le pavillon du Maroc, cher à Lyautey, était aussi un passage obligé de l’exposition. Dans l’esprit d’un palais de Marrakech, ce pavillon visait à présenter un « Maroc moderne », un pays neuf, électrifié, à la pointe du progrès.
Pour rendre l’événement vivant et attractif, des animations étaient proposées aux visiteurs. Les spectacles de danse constituaient l’une des attractions les plus prisées. Dans chaque section, des habitants des colonies amenés sur place donnaient vie à des villages reconstitués. Des artisans travaillaient sous les yeux du public, d'autres tenaient des stands de souvenirs. Bien que le parti pris de l’exposition de 1931 ne consistât plus exactement à recréer les « zoos humains » tombés en désuétude, alors qu’ils avaient été courants lors d’expositions coloniales antérieures, il s’agissait, malgré tout, d’exhiber des hommes et des femmes pour mieux affirmer le pouvoir de la France sur ces derniers.
Cela n’empêcha pas, au même moment, l’installation d’un « village kanak » au Jardin d’Acclimatation dans le bois de Boulogne, une initiative de la Fédération française des anciens coloniaux, indépendante de l’Exposition coloniale proprement dite - et qui fit scandale. Au Jardin d’Acclimatation, les Kanaks furent humiliés par des rôles de cannibales qu’on avait prévu pour eux, et plusieurs moururent de maladie en raison des conditions sanitaires déplorables.
Les trois discours de l'Exposition coloniale
Dans son ouvrage Le goût des autres. De l'exposition coloniale aux arts premiers, l'anthropologue Benoît de l'Estoile distingue trois formes de discours sur les sujets colonisés, présentes simultanément dans l’exposition : l'une est "évolutionniste", l'autre "primitiviste", la dernière "différentialiste".
Dans le cas évolutionniste, la mission coloniale se trouve justifiée par l'état de sauvagerie des indigènes au moment de la conquête. Grâce à l'action bienfaisante de la civilisation européenne, les Africains, en particulier, pourront sortir de leur état d'enfance à vitesse accélérée, et entrer dans l'histoire. Les évolutionnistes se fondaient comme les autres sur une hiérarchie des races, mais l'inscrivaient dans un schéma progressiste, au sens où les « races inférieures » étaient susceptible d'évoluer favorablement sous la houlette bienveillante des colonisateurs.
Le discours primitiviste insistait plutôt sur les origines, qui se trouvaient valorisées par les "arts primitifs", précieux témoignages de peuples restés à l'aube de l'humanité, en dehors de l'histoire, en fusion avec la nature. Ce discours était finalement l'héritier lointain du mythe du "bon sauvage", situé en dehors de la civilisation, et donc non perverti par elle, mais également privé de ce qui fait l'homme, c'est-à-dire le changement et l'expérience de l'histoire.
Quant au discours différentialiste, il célèbre plutôt la diversité des cultures, et assigne à la colonisation mission de la préserver. La question de la hiérarchie raciale passe au second plan derrière la "différence", mais elle n'est pas absente loin s'en faut. Le maréchal Lyautey se situait plutôt dans la perspective différentialiste. Pour lui, la colonisation devait maintenir les différences tout en les surmontant dans un cadre politique commun, celui de l’empire français.
À l'intérieur du Palais de la Porte Dorée, la fresque de Ducos de la Haille exprime tout à la fois la perspective évolutionniste (on y voit les colonisateurs apporter les bienfaits de la civilisation), la perspective primitiviste (le monde colonial est dépeint comme un éden où les humains vivent en communion avec la nature et les animaux) et la perspective différentialiste (elle illustre la variété des cultures d’un bout à l’autre de l’empire sur lequel « le soleil ne se couche jamais » comme disaient les Britanniques).
Une situation passée sous silence
La véritable situation coloniale était passée sous silence. Une chape de plomb recouvrait les violences coloniales, les crimes, tout ce qui était commis au nom de la civilisation, et aussi les situations ordinaires de domination et d’exploitation comme le travail forcé. Rien non plus sur les résistances des colonisés du passé et du présent de l’exposition, au moment pourtant où des craquements insistants se faisaient entendre dans tous les empires coloniaux. Rien, enfin, sur les changements subreptices qui se faisaient jour dans le monde colonial, particulièrement dans les villes, où des cultures nouvelles, y compris musicales, se frayaient leur chemin en s’affranchissant du paternalisme pesant des maîtres. Le caractère propagandiste de l’Exposition coloniale ne pouvait pas comprendre ce qui relevait de la vie secrète, ou discrète, des colonisés, leurs espaces à elles et eux, les mondes de la nuit, les murmures et les chuchotements.
Les surréalistes étaient en pointe pour dénoncer l’exposition : « ne visitez pas l’exposition coloniale ! », tel était le mot d’ordre figurant dans un tract signé notamment d’Aragon, André Breton, René Char, Paul Éluard, tiré deux jours avant l’inauguration. Les surréalistes et leurs alliés communistes étaient les plus radicaux dans leur dénonciation, puisqu’elle critiquait le principe même de la colonisation, par contraste avec les socialistes, et même certains administrateurs coloniaux, qui en fustigeaient les excès. Bien des visiteurs de l’exposition la regardaient d’un œil critique, sans être dupes de la propagande coloniale. Ainsi d’un Senghor, qui terminait tout juste sa khâgne, qui arpenta très songeur les avenues du Bois de Vincennes.
À l’automne 1931, surréalistes et communistes mirent sur pied une contre-exposition intitulée “La vérité sur les colonies”, installée sur l’actuelle place du Colonel-Fabien — là où le siège du PCF est aujourd’hui situé. Cette contre-exposition fustigeait l’exposition officielle, mettait l’accent, au moyen de panneaux, sur les crimes de la colonisation et sur la situation économique précaire des colonies, qui n’étaient aucunement le « bouclier contre la crise » vanté par le gouvernement. Les luttes anticoloniales y étaient aussi à l’honneur, de l’Inde au Maroc en passant par le « lynchage des nègres » aux États-Unis. Une autre salle saluait la politique des nationalités de l’URSS, au moment même où Staline affermissait son pouvoir, menait une répression impitoyable contre les koulaks et affamait les Ukrainiens par millions. La contre-exposition n’attira que quelques milliers de visiteurs, bien loin des foules qui se pressaient Porte Dorée.
Pap Ndiaye, 2022