Du musée des colonies au musée de la France d’outre-mer
Un musée colonial en quête d’identité (1931-1935)
Une fois l’exposition coloniale terminée, les objets prêtés par des musées ou par des collectionneurs furent restitués et l’on chargea Gaston Palewski (1901-1984) de l’aménagement du musée des colonies. Après des études de lettres à la Sorbonne, mais aussi à l’Ecole politique et à l’Ecole du Louvre, Palewski fut membre du cabinet du maréchal Lyautey alors résident général au Maroc puis directeur de cabinet de Paul Reynaud, ministre des colonies. Il fera ensuite une brillante carrière militaire, politique et diplomatique. Proche du Front Populaire comme Georges-Henri Rivière, qui réaménage à la même époque le musée d’ethnographie du Trocadéro, Palewski demande à ce dernier de l’assister dans sa tâche. En septembre 1931, une commission consultative est chargée de l’élaboration du futur musée et une commission préliminaire est formée, composée de Georges - Henri Rivière (ethnologue, muséographe), Albert Laprade (architecte du palais), Joseph de la Nézière (artiste peintre), Henri Gourdon (gouverneur en Indochine). En octobre, les quatre hommes entreprennent un voyage d’études à Amsterdam et à Bruxelles pour visiter les deux plus grands musées coloniaux d’Europe, le musée de l’Institut colonial d’Amsterdam et le musée de Tervuren à côté de Bruxelles. Le rapport rédigé à l’issue du voyage est élogieux, concluant : « La Hollande et la Belgique ont fait œuvre admirable. Il serait humiliant que la France fût dans l’impossibilité d’être sur ce terrain, leur égale. Pour cela, il faut avant tout réagir violemment contre certains errements qui depuis longtemps nous déshonorent. Un Musée moderne doit être un organisme vivant et non une maison de retraite pour cacochymes et paresseux ».
En novembre, un premier programme est rédigé autour des trois sections principales (l’aquarium tropical, la section historique et la section économique) qui conservent un aspect proche de celui de 1931 ; les autres espaces vont évoluer au long des années. Les années trente sont marquées par l’intérêt croissant des artistes pour les arts primitifs (que l’on appelle alors « arts indigènes »), mieux connus grâce aux missions ethnologiques comme la mission Dakar-Djibouti et à l’essor d’un marché spécialisé. Les œuvres prêtées par de prestigieux collectionneurs comme Paul Guillaume ou Tristan Tzara pour l’exposition coloniale sont maintenues jusqu’en 1934.
Contraint par un budget restreint dû à un contexte économique peu favorable, Palewski doit faire de nombreux compromis avec sa tutelle, l’Agence générale des colonies. Des œuvres mises en dépôt pendant l’exposition coloniale sont acquises pour le musée, comme le mobilier des deux salons d’apparat par Eugène Printz et Jacques-Emile Ruhlmann. D’autres sont récupérées dans les pavillons de l’exposition avant leur démolition. Des commandes sont passées à des artistes, comme les grandes cartes peintes montées sur châssis retraçant les différentes étapes de l’expansion coloniale française par Alexandre Serebriakoff (1907-1995), qui a travaillé pour le théâtre, l’Opéra et le musée des Arts décoratifs. Le musée ouvre en novembre 1933 pour une durée de quelques semaines, avec deux espaces réaménagés : la galerie des arts indigènes et la galerie historique. La mission de Palewski s’achève fin décembre 1933 et le musée rouvre un an plus tard, en janvier 1935, rebaptisé musée de la France d’outre-mer, rattaché à l’Institut national d’agronomie de la France d’outre-mer (INAFOM). En 1939, il passera sous la tutelle du Ministère des colonies.
Le musée de la FOM : l’art au service de la propagande coloniale (1935-1960)
Entre 1935 et 1960, date de sa requalification en musée des arts africains et océaniens, le musée a connu deux directeurs, Ary Leblond (1935-1950) et Marcel Lucain (1950-1959). Le premier est le pseudonyme d’Aimé Merlo (1880-1956) qui, associé à son cousin Marius Leblond (Georges Arthénas) (1877-1953), signe sous le nom de Marius-Ary Leblond. Originaires de la Réunion, les deux cousins sont issus des milieux littéraire et artistique et acquis à la cause coloniale. Installés à Paris en 1898, ils se font connaître par des articles (Revue blanche, Revue des deux mondes) et par des romans (En France, prix Goncourt en 1909). A la Réunion, ils ont fondé le musée d’art et d’histoire, dédié au peintre et poète Léon Dierx, ce qui leur a valu d’entrer en relations avec le milieu des collectionneurs et des marchands, notamment avec Ambroise Vollard (don d’œuvres importantes au musée de la FOM par son frère Lucien). Le second directeur, Marcel Lucain (1894-1963), était journaliste, ayant séjourné en Afrique du nord ; fervent militant de la cause coloniale et de la « grande France », il souhaitait renouer avec le projet du maréchal Lyautey qui concevait le musée comme un organisme de renseignements vivant et une annexe du futur grand office colonial projeté dans le centre de Paris.
Si, pendant quinze ans, la présentation des collections a évolué, les deux grandes sections qui le structuraient en 1931, la section historique et la section économique et sociale (ancienne section de synthèse) sont restées en place, enrichies ou renouvelées de quelques objets. Deux axes sont développés : l’exotisme (art et littérature) avec une de ses composantes, l’orientalisme (peintures), et les arts indigènes ; ces derniers, présentés par colonie, évoluent au gré des acquisitions et des expositions ; l’art primitif y côtoie des peintures et des sculptures européennes évoquant chaque territoire. Au rez-de-chaussée inférieur, l’aquarium s’enrichit d’un terrarium.
Alors que son prédécesseur s’intéressait au point de vue du colonisé et à la multiplicité des cultures, Ary Leblond souhaite mettre l’accent sur la mission civilisatrice de la nation et l’action des colonisateurs. Il conçut un « instrument de vulgarisation populaire dont les collections seraient les plus profitables à l’éducation du public et les plus expressives de la vie coloniale. » L’objectif du musée n’est autre que celui poursuivi par l’exposition coloniale : faire aimer les colonies au plus grand nombre et investir dans leurs produits. Dans ses choix muséographiques, Leblond privilégie l’émotion et le sensationnel (les mannequins en costume, les dioramas grandeur nature, les bustes anthropométriques, le mythe du bon sauvage), cherchant dans l’art tout ce qui peut justifier l’entreprise coloniale, au détriment d’une dimension scientifique. De ce point de vue, le musée de la FOM s’oppose en tous points au musée du Trocadéro, rebaptisé Musée de l’homme en 1937. Dans le hall d’honneur, face à l’entrée, trônait un grand planisphère et, sur les murs, les grands noms de la peinture orientaliste (Delacroix, Chassériau, Géricault, Decamps, Fromentin, Guillaumet, etc) ; en face, entre les portes-fenêtres, des statues illustrant les différents « types d’indigènes » étaient présentées sur des socles, sans aucune contextualisation. Comme en 1931, le parcours chronologique débutait avec les Croisades, le religieux et le politique se mêlant pour justifier la colonisation. La galerie Est, symétrique à celle qui accueille la section historique, était dédiée aux colonies, présentées dans un ordre chronologique (des plus anciennes au plus récentes) : des paysages peints ou gravés côtoient des portraits d’explorateurs, de militaires ou de marins ayant participé à la colonisation du territoire en question.
Leblond préconise l’art comme vecteur de la propagande coloniale, idée qui trouve sa réalisation dans la partie consacrée à l’exotisme. Le budget étant limité, il s’adresse à des musées et des collectionneurs et offre lui-même une cinquantaine d’objets extra-européens, des tableaux et dessins, une page d’un carnet de Gauguin. Les achats concernent surtout des oeuvres orientalistes du XIXe siècle (Léon Berchère, Léon Belly, Jules-Robert Auguste, etc) ; pour le XXe siècle, le musée reçoit beaucoup de dons d’artistes vivants. À l’étage, les salles dédiées aux colonies s’enrichissent ainsi de tableaux d’artistes voyageurs, faisant la démonstration de l’identité culturelle de chaque territoire. Les espaces sont conçus comme des « salons » dédiés chacun à un pays, à une aire géographique (Afrique noire, Afrique du nord) ou à une ethnie (Touaregs). Si l’objectif est d’immerger le visiteur dans une ambiance coloniale, Leblond s’adresse également aux artisans et artistes qui viendront puiser leur source d’inspiration dans la diversité d’objets et de techniques.
Entre 1935 et 1950, le musée connaît une bonne fréquentation, en partie grâce aux nombreuses expositions qui y sont organisées et qui reflètent les différentes sections du musée : les expositions économiques en lien avec les produits coloniaux (le Thé et le café en 1937 ; les épices, le cacao et la vanille en 1939), les expositions commémoratives en lien avec l’histoire coloniale (Tricentenaire des Antilles en 1935, Tricentenaire de la Réunion en 1942 , Centenaire de l’abolition de l’esclavage en 1948), les expositions artistiques, consacrées à une personnalité (Juliette Delmas et Pierre Heidmann en 1936, Georges Rohner en 1937) ou aux arts primitifs. Le pôle artistique et le pôle didactique sont souvent mêlés, comme dans l’exposition Thé et café, où, à côté d’échantillons naturels et de photographies, on pouvait voir des services en porcelaine prêtés par le musée de Sèvres ou par le musée Carnavalet. En 1935, l’exposition sur le poisson exotique dans l’application de la peinture décorative permet de faire le lien avec l’aquarium ; on y voit des céramiques, des vitraux, des dessins, des peintures (une des rares expositions accompagnée d’un catalogue). En 1937, le musée accueille le Salon de la Société coloniale des artistes français. En 1945, on investit la salle des fêtes (actuel forum) pour présenter, sur ces cimaises qui structurent l’espace, une exposition sur la Résistance.
En 1956, un nouveau guide du musée est publié, qui décrit en détail l’aménagement des salles.
Au rez-de-chaussée supérieur, l’histoire coloniale se déploie à travers trois galeries dans l’ordre chronologique : le premier empire colonial à l’ouest, de la Révolution française à la conquête de l’Algérie au nord (Dupleix, la campagne d’Egypte), le second empire colonial à l’est (conquête de l’Algérie, expansion en Afrique subsaharienne et en Indochine) ; le Maroc est évoqué au bout de la galerie, avec plusieurs portraits de Lyautey.
Le hall d’honneur, la salle des fêtes et les deux halls sont consacrés à l’exotisme dans l’art et la littérature française (sculptures, peintures, salon autour de Paul et Virginie, porcelaine, mobilier de la Compagnie des Indes). Le courant orientaliste du XIXe siècle est à l’honneur, précédé par des œuvres du XVIe siècle (tapisserie d’Arras) et du XVIIe et XVIIIe siècle (Desportes, Boucher, Watteau). Gauguin et d’autres artistes prolongent le mouvement au XXe siècle (Emile Bernard, André Maire, André Lhote, Rouault, Dufy, Anna Quinquaud, Jonchères, Delamarre, etc.) ; les écrivains ne sont pas en reste (Chateaubriand, Lamartine, Léon Dierx, Heredia, Loti). À l’entresol, sont exposés les arts indigènes (Afrique noire et Madagascar) et la préhistoire des antiquités méditerranéennes ; celles-ci s’exposent ensuite au premier étage (archéologie, sculpture, arts décoratifs) avec des objets de fouilles provenant de Syrie et de l’Afrique du nord romaine. Suivent les galeries d’art indigène par région ou pays (art arabe, art berbère, les Touaregs, l’Inde, l’Indochine, l’art khmer, l’art cham, l’artisanat de l’Annam et du Tonkin, l’art de la laque, les Antilles et l’Océanie) puis la section économique et sociale, où la partie sur la santé publique s’est enrichie de nouveaux sujets (lutte contre les maladies endémiques, la Croix-Rouge, l’Institut Pasteur) ; et la bibliothèque décorée des laques de Dunand. Au rez-de-chaussée inférieur, on peut voir l’aquarium et le terrarium, des dioramas et un espace consacré à la croisière noire ; une salle de cinéma et une bibliothèque complètent l’ensemble.
Entre 1950 et 1959, le musée organise une vingtaine d’expositions, la plupart étant consacrées à des artistes (Germaine Casse, André Maire, Jeanne Thil, Paul Jouve, Anna Quinquaud), mais aussi aux arts primitifs (Ivoires et ébènes d’Ebowola en 1956) ou à des figures historiques (Savorgnan de Brazza, Lyautey). Une des rares expositions à faire l’objet d’un catalogue est celle consacrée à Savorgnan de Brazza en 1952.
Au tournant des années 1960, les anciens territoires colonisés accèdent à leur indépendance et le musée passe sous la tutelle du nouveau ministère des Affaires culturelles, dirigé par André Malraux, sous le nom de « musée des arts africains et océaniens ». Les collections historiques, issues des anciennes sections historiques et économiques, sont pour la plupart mises en réserve (peintures, sculptures) ou occultées (dioramas) et les arts primitifs sont mis en avant, présentés par aire géographique et faisant l’objet de nombreuses expositions. En 2003, l’ensemble est transféré au musée du Quai-Branly-Jacques-Chirac.