Les lionnes d'Henri Navarre
Les sculptures de lionnes encadrant la grille de l’entrée d’honneur du Palais de la Porte Dorée sont l’œuvre du sculpteur Henri-Édouard Navarre (1885-1971). Appréciant son « sens décoratif », l’architecte du Palais, Albert Laprade, décide de lui confier la réalisation de ces lionnes qui, bien que s’inscrivant dans une tradition ancienne, sont résolument modernes.
Le projet initial
Six sculptures de lionnes figuraient initialement sur les plans de la façade du musée permanent des Colonies établis par les architectes durant l’été 1927. Disposées en gradins de part et d’autre de l’escalier, les lionnes étaient représentées couchées, les têtes tournées vers les marches, comme pour suivre du regard les visiteurs. La figure du lion a, depuis l’antiquité grecque, un rôle symbolique de gardien. Il est ainsi d’usage de disposer un groupe de sculptures de lions devant les portes des temples, églises et palais. Ce rôle de gardien s’exprime pleinement en France à l’occasion des grandes expositions du début du XXe siècle, au cours desquelles sont édifiées des voies de circulations monumentales : des groupes de lions conduits par des enfants encadrent ainsi les entrées du pont Alexandre-III, inauguré pour l’Exposition universelle de Paris en 1900 ; un autre groupe surplombe le grand escalier de la gare Saint-Charles à Marseille, achevé pour l’Exposition coloniale de 1922.
Les lionnes monumentales imaginées en 1927 pour l’escalier d’honneur du musée permanent des Colonies s’inscrivent dans cette lignée. Le programme sculptural évolue toutefois au cours de l’année 1928 : les sculptures des lionnes sont abandonnées au profit d’une statue monumentale représentant la France des cinq parties du monde. Le sujet des lionnes est toutefois réutilisé l’année suivante pour la décoration de la grille d’honneur. Fin 1929, l’aménagement de l’entrée principale de l’Exposition coloniale fait l’objet d’un concours, remporté par le projet de Léon Bazin en collaboration avec le sculpteur Henri Navarre. Le projet initial comprend une grande passerelle couverte traversant la place, avec en son centre quatre tours formant un carré et pourvues de groupes sculptés.
Mettre en avant un musée effacé
Le projet de Bazin et Navarre est cependant grandement remanié, et le programme sculptural disparaît. Alors que des critiques se manifestent au sujet de « la situation effacée » du musée permanent des Colonies par rapport à la nouvelle entrée principale de l’Exposition, Albert Laprade souhaite mettre plus « en honneur » l’édifice et décide confier à Henri Navarre la création d’une grille dotée deux pylônes « exécutés en granit et comportant des animaux ».
Orfèvre de formation, Henri Navarre est alors l’auteur d’une œuvre sculpturale variée : le monument en pierre en hommage à Georges Guynemer à Compiègne en 1923, les bas-reliefs en métal repoussé pour la porte d’honneur de l’Exposition des arts décoratifs en 1925, le Christ en verre pour le paquebot Ile-de-France en 1927 et les frises de bois pour la Maison du Japon en 1929.
Au printemps 1930, Albert Laprade présente différents plans de l’entrée d’honneur, comportant des vues de la grille, des lionnes et des pylônes. S’il était d’abord prévu qu’Henri Navarre réalise l’ensemble de l’entrée, il est finalement décidé de confier la grille au ferronnier Jean Prouvé. Le 11 juillet 1930, un marché de gré à gré est établi avec Navarre pour « l’exécution de deux groupes comportant chacun deux animaux en granit de Forez bouchardé. Chaque groupe aurait 1,80 m de hauteur, 3 mètres de profondeur et 1,20 m d’épaisseur » (Archives nationales d'outre-mer / ECI 127 / sculpture Henri Navarre). Les dimensions des sculptures sont clairement établies dans les plans et le contrat, afin d’assurer leur adéquation avec l’architecture de la façade. Leur disposition par rapport au bâtiment répond aussi à un critère d’ouverture vers l’extérieur. Chaque groupe est en effet composé de deux animaux côte à côte, dont les corps sont tournés dans des directions opposées, l’un vers l’édifice l’autre vers le bois de Vincennes, ce qui crée une connexion entre le musée et le reste de l’Exposition coloniale.
Il s’agit également de signaler le musée pour les visiteurs de l’Exposition, qui n’accèdent pas au site de face, mais par le côté ouest grâce à une passerelle. Laprade et Navarre jouent pour cela sur la figure héraldique du lion. Vues de profil, les deux lionnes évoquent en effet un emblème, ce qui créé un repère visuel fort. Le choix d’Henri Navarre, qui n’est pas un sculpteur animalier mais qui s’est d’abord illustré en tant qu’orfèvre et médailleur, est en ce sens révélateur. En 1938, on fait ainsi à nouveau appel à lui pour réaliser les sculptures des Lions héraldiques à l’occasion de la visite des souverains britanniques en France.
Les absentes de l'inauguration du Palais
Dès août 1930, Navarre commande quatre blocs de granit à la Société Forézienne. En décembre, seuls deux blocs sont livrés. Pour tenir les délais, Navarre propose de substituer au granit de Forez la pierre de Pouillenay « d’un aspect granitique » et « d’un travail plus aisé partant plus rapide ». Laprade refuse cette solution, considérant que le « granit aux tons froids permet de faire un tout plus homogène avec les pylônes qui seront en béton bouchardé, alors que le ton de Pouillenay gris jaune rosé aurait trop donné le sentiment d’éléments rapportés ». Navarre regrette la décision de Laprade qui le « prive de l’avantage d’être présent à l’ouverture de l’Exposition », la sculpture d’un groupe nécessitant au minimum quatre mois de travail.
Les deux blocs manquants n’arrivent finalement à Paris qu’en mars 1931, ce qui ne laisse pas assez de temps au sculpteur pour terminer les animaux avant l’inauguration. Seuls les pylônes, moulés en béton par les établissements Auberlet et Laurent et ornés de motifs de feuilles d’eau, sont mis en place pour maintenir la grille. Les Lionnes ne sont finalement installées qu’à la fin du mois de juin 1931, ce qui a limité leur diffusion dans la presse, expliquant en partie leur faible fortune critique, y compris parmi les commentateurs de l’œuvre de Navarre.
Des lionnes "très schématisées"
Les Lionnes de Navarre adoptent une attitude menaçante. Assises sur leurs pattes arrière, elles ont le corps tendu vers l’avant et la gueule ouverte, comme pour se projeter sur leur proie. Cet aspect menaçant est renforcé par l’architecture de l’entrée : les lionnes sont juchées sur des pylônes de plus de trois mètres de haut côté rue, leurs pattes imposantes débordent des socles et les pointes de la grille font écho à leurs crocs. Les sculptures assurent ainsi pleinement leur rôle symbolique de gardiennes.
Elles ont aussi de nombreuses similitudes avec les fauves de l’époque archaïque qui protègent le sanctuaire de Délos en Grèce. Fouillée de manière intensive par l’École française d’Athènes entre 1904 et 1914, la Terrasse des lions de Délos a fait l’objet de nombreuses publications après-guerre qui ont pu inspirer Laprade et Navarre.
Les Lionnes de Navarre se caractérisent également par une simplicité des formes ; Laprade les jugeant même « très schématisées ». S’il a été formé au dessin naturaliste, comme en témoigne un carnet de croquis de fauves daté de 1904 conservé au musée des beaux-arts de Chartes, Navarre choisit ici de souligner l’ossature et la musculature des animaux. Depuis 1925, le sculpteur s’est en effet spécialisé dans le travail du verre en masses épaisses, qui influence son traitement des modelés. Si Navarre n’est pas cité dans l’article de septembre 1931 sur l’Exposition coloniale intitulé « Les Fauves et leurs images », son œuvre est en tout point conforme à l’injonction de l’auteur : « ossature, musculature, mouvement : voilà ce qu’avant tout l’artiste contemporain cherche à voir et à rendre ».