La France de Léon Drivier
La statue en bronze doré, aujourd’hui située à l’extrémité de la fontaine place Édouard-Renard dans le 12e arrondissement de Paris, a été créée par Léon-Ernest Drivier (1878-1951) pour le musée permanent des Colonies qui occupait le Palais de la Porte Dorée en 1931. La réalisation de la statue prévue pour être positionnée devant l’escalier d’honneur du Palais, était initialement commandée à Antoine Bourdelle, qui meurt en 1929. L’œuvre est alors confiée à Drivier, praticien de l’atelier de Rodin. Le transfert de la statue du perron du Palais de la Porte Dorée à son emplacement actuel s’explique en partie par les rapports difficiles entre l’architecte du Palais, Albert Laprade, et le sculpteur.
En 1928, la conception d’une statue monumentale représentant la France des cinq parties du monde est envisagée par l’architecte du Palais de la Porte Dorée, Albert Laprade, pour l’escalier d’honneur du bâtiment. Sur plusieurs dessins de l’architecte, une figure féminine centrale portant une sphère ou un navire domine ainsi cinq personnages de taille plus réduite. Un plan de l’escalier d’honneur prévoyant un socle pour la statue est ainsi dressé dès le 30 septembre 1928. Après avoir choisi Alfred Janniot pour réaliser le bas-relief de la façade, Laprade souhaite proposer à Antoine Bourdelle, alors âgé de 67 ans, de créer cette statue.
Les premiers désaccords
Il lui adresse ainsi une lettre le 18 décembre 1928, dans laquelle il déclare : « Je la voyais en bronze doré. Mon esprit est obsédé par le chef d’œuvre qui naîtrait… si vous daigniez nous donner un peu de vous-même ! ». Il rend visite à Bourdelle dans son atelier quelques jours plus tard, qui lui conseille de supprimer les cinq personnages secondaires de ses dessins : « N’avoir qu’une figure, mais une figure active. La façade est passive. Peut-être un mouvement ferait-il l’affaire. Ne pourrait-on pas mettre cette figure sur une proue évoquant l’idée de la France d’Outre-mer, lui donner un petit parfum créole. Il ne faut pas que ce soit une femme de Montmartre ». Bourdelle accepte ainsi à demi-mot d’exécuter la statue de l’escalier d’honneur du musée permanent des Colonies.
En août 1929, le collaborateur de Laprade, Léon Bazin, rapporte toutefois la déception de Janniot face à la première esquisse de Bourdelle : « Il paraît que la France est représentée par une bonne femme toute droite tenant entre ses jambes un tronc d’arbre sur lequel deux petits singes gambadent. Janniot est déconcerté par la pauvreté de cette conception et pense que Bourdel (sic) a bien vieilli ! ». Laprade renouvelle toutefois sa confiance en Bourdelle qui « fera toujours une chose architecturée ». Le sculpteur refuserait toutefois de soumettre ses dessins aux comités de l’Exposition. Dans une lettre du 26 septembre 1929 adressée à Madame Bourdelle, Laprade insiste sur l’importance de cet envoi afin d’obtenir les autorisations administratives, nécessaires à l’établissement du contrat. Antoine Bourdelle meurt cependant le 1er octobre 1929.
D'Antoine Bourdelle à Léon Drivier
Dans une lettre du 21 octobre 1929, Laprade demande la permission de remplacer Bourdelle par le sculpteur Léon Drivier, l’art de celui-ci étant « en complète harmonie avec celui de Monsieur Janniot ». Il joint à sa lettre les références et les photographies des œuvres de Drivier, et notamment un torse en bronze d’une Jeune fille américaine présenté en 1927. Léon Drivier présente au comité technique deux maquettes en décembre 1929, où « avec plus ou moins de mouvement en puissance, l’effet est demandé à l’équilibre de la forme, non aux accessoires » selon l’écrivain Léandre Vaillat. Mais ces deux esquisses sont vivement critiquées par les membres du comité, qui songent alors à utiliser la statue La France représentée sous les traits d’Athéna conçue par Bourdelle en 1923 pour le monument de la Pointe de Grave. La statue de 9 mètres de haut, présentée à l’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925 devant la porte du Grand Palais, est à cette période conservée en dépôt. Elle est toutefois jugée « déplacée devant ce palais colonial » étant donné qu’elle a été conçue pour un monument « à la gloire des Américains ». La statue est finalement installée à Briançon au sommet du fort Vauban en 1933.
En février 1930, Drivier présente de plus une troisième maquette, qui s’inspire de la statue de Bourdelle. Laprade lui fait néanmoins part de sa déception : « J’ai longtemps médité devant la maquette actuellement au Grand Palais, et la conclusion était finalement pour moi que "ça ne collait pas". La statue qui n’est plus stylisée dans l’esprit de ce que j’avais entrevu au début me fait l’effet de ne pas être de la même famille que l’architecture, surtout quand, en pensée, j’évoque le travail de Janniot en arrière ».
Malgré cet avis défavorable de l’architecte, le projet est accepté par le comité technique le 25 février 1930. Laprade insiste cependant pour limiter la taille de la statue à moins de 5 mètres et pour qu’elle soit dorée, afin qu’elle s’accorde mieux avec le bas-relief de Janniot, dont les inscriptions et les écussons de villes doivent être recouverts d’or. Le marché de gré à gré est ainsi approuvé le 13 mars pour la réalisation d’une « statue en bronze symbolisant la France d’Outremer, de 4,80 m de hauteur du sommet du casque aux pieds, plus un soubassement de 0,80 m de hauteur également en bronze, le tout devant être obligatoirement doré ». La statue est à exécuter avec ses « attributs (lance, olivier et figure de la prospérité) », les accessoires jouant cette fois-ci un rôle primordial au détriment du mouvement.
Drivier réalise une maquette définitive en plâtre, aujourd’hui conservée au musée Despiau-Wlérick de Mont-de-Marsan, qui est moulée puis coulée en bronze par les Établissements Rudier. La statue est ensuite installée sur un socle au centre de l’escalier d’honneur du Palais de la Porte Dorée. Le socle n’est cependant plus situé en haut de l’escalier, près du péristyle, comme prévu, mais en-dessous du perron intermédiaire. La statue en bronze dorée se dégage ainsi davantage du bâtiment, pour se profiler sur la porte d’entrée noire. L’effet de contraste du doré sur le noir est toutefois limité par le fait que la statue ait été recouverte d’une patine matte, contrairement aux directives de Laprade.
Une représentation de la France coloniale
Tout comme la France de Bourdelle, la statue de Drivier possède les attributs caractéristiques d’Athéna : la lance, le casque et le bouclier représentant la Guerre, le serpent symbolisant la Sagesse et le rameau d’olivier évoquant la Paix. Elle tient également dans sa main gauche la déesse Niké portant une corne d’abondance, qui personnifie à la fois la Victoire et la Prospérité. Ces attributs classiques prennent un sens plus actuel en 1931, étant donné que la statue est une représentation de la France coloniale. Le titre définitif de l’œuvre devient ainsi : La France apportant la paix et la prospérité aux colonies. La boucle de ceinture en forme de néréide chevauchant un hippocampe, qui rappelle l’origine marine de la déesse Athéna par sa mère, peut aussi être assimilée à un symbole d’expansion coloniale.
Toutefois, si la statue est vêtue à l’antique, elle est armée à la « gauloise ». Le casque à crête doté de pièces rivetées sur les côtés correspond, en effet, au modèle des casques retrouvés à Bernières-d'Ailly au début du XIXe siècle qui, bien que datant de l’âge du bronze, ont été considérés à l’époque comme gaulois. La valorisation de la figure de Vercingétorix par la IIIe République a fortement popularisé la représentation de ce modèle de casque dans les arts. Cette figure de la France casquée est cependant moquée par Janniot, qui considère que cela lui donne « beaucoup plus l’aspect d’un gendarme qu’autre chose ».
La question de l'emplacement de la statue
Janniot juge surtout que la statue n’est pas à sa place, dans la mesure où elle gêne la visibilité du bas-relief. Il demande ainsi expressément à Laprade de la faire déplacer. L’architecte, considérant lui aussi la statue comme « franchement mauvaise et susceptible de rompre totalement l’harmonie du Musée des Colonies », demande dans une note du 23 avril 1931 l’autorisation de la déplacer sur l’esplanade.
Dans un article paru dans le journal Excelsior du 26 avril, le critique d’art Louis Vauxcelles, proche du groupe de sculpteurs la « Bande à Schnegg » dont fait partie Drivier, défend toutefois l’œuvre qui est « digne de son haut objet, digne du symbole qu’elle incarne, digne du grand sculpteur qui l’a signée », ainsi que son emplacement : « Installée au seuil du musée, elle ne saurait être dépossédée de cette place, qui est la sienne à titre définitif ».
Dans un esprit de conciliation, Laprade accepte de laisser la statue au seuil du musée, à condition qu’elle soit transférée sur la place de la Porte Dorée après le démontage de l’entrée principale de l’Exposition coloniale. Le transfert de la statue s’avère finalement nécessaire, dans la mesure où son emplacement au milieu de l’escalier entraîne des difficultés de circulation durant l’Exposition. La statue est ainsi intégrée au projet de fontaine en gradins imaginée par l’architecte Louis Madeline pour la place de la Porte Dorée, renommée place Edouard-Renard en 1935 en l’honneur de l’administrateur colonial. La statue de Drivier est placée à l’extrémité de la fontaine, sur un socle de pierre aux armes de la Ville de Paris. La patine matte s’étant estompée avec le temps, la statue éclatante est devenue une figure centrale de la Porte Dorée.